Lyn et Shwan, jeune couple dynamique de la middle class, célèbrent leurs cinq ans de mariage. Pour l’occasion ils dînent au One Thirty-One, la table bio courue par les hong-kongais. Pour accompagner leur dîner ils craquent pour vin chilien organique. Que cache l’étiquette ?

L’Aconcagua ! Après 5 mois de voyage et près de 30 000km ce nouveau passage des Andes marque notre entrée au Chili, dernière grande étape viticole. A mesure que nous approchons l’océan pacifique, les vallées et les plaines sont couvertes de vignes, d’oliviers, d’arbres fruitiers : il flotte dans l’air un parfum ardéchois.

Difficile pour nous européens de concevoir un territoire si pragmatique : le Chili est une langue de terre de 150km de large sur près de 4300km de long ; Arica, au nord, est aussi distante de Punta Arenas au sud, que Paris de Dakar. Douze millions d’habitants pour un territoire plus grand que la France, dont près de la moitié vie à Santiago, la capitale. Cette succession de grands espaces se partage entre un premier tiers au nord dédié à l’extraction minière (numéro un mondial du cuivre, du lithium), un tiers au centre pour l’agriculture, la viticulture, et enfin le tiers du sud pour la pêche et l’élevage.

Ce petit état ne dispose pas d’industrie et importe pétrole, gaz, automobile, biens de consommation… néanmoins il réalise le tour de force d’avoir une balance commerciale bénéficiaire. Sans surprise l’extraction minière tourne à plein régime et le pays est en tête de la production de saumon d’élevage (devant la Norvège), de pétoncles (vendues pour des St Jacques à la France), de fruits en contre saison… partenaire privilégié de la Chine, des Etats-Unis et du Japon, le pays est, avec le Brésil, le plus développé et le plus riche du continent. 

Dans l’univers du vin cette concentration s’exprime en quelque chiffres : la France totalise 85 000 domaines qui produisent 46 millions d’hectolitres, deuxième mondial derrière l’Italie. L’Argentine et le Chili produisent chacun 13 à 14 millions d’hectolitres (30% du volume hexagonale) avec en Argentine environ 700 domaines et au Chili seulement 180. (les bodegas sont en moyenne 130 fois plus grandes que nos artisans français ! ). Ajoutez à cela que le Chili est cinq fois moins peuplé et que la consommation par habitant et deux fois moindre. Vous comprendrez aisément les velléités d’export de cette industrie viticole dont le numéro 1, Concha Y Toro, produit le vin le plus bu en Chine.

Notre immersion débute dans la vallée de Casablanca à l’est de Santiago : 13 exploitations se partagent près de 8 000 hectares dans un paysage vallonné d’anciens volcans. Les nuits sont fraîches et même s’il peut geler au printemps dès les beaux jours le mercure s’installe entre 25 et 30 degrés, rarement plus. Ajouter à ce relief de terres drainées une large plaine sablonneuse et sèche et vous avez là les conditions idéales à la viticulture.

Emiliana, le plus vaste domaine biodynamique d’Amérique (sur le papier), s’étire le long de l’autoroute qui relie Santiago à Valparaiso. La promesse est séduisante : 800 hectares d’une terre vivante où les cultures s’harmonisent dans le respect de l’environnement et des hommes. Notre visite, bucolique, débute dans les vignes : ici, comme partout au Chili, les cépages sont panachés. Ces terres sablonneuses et chaudes produisent essentiellement des blancs et des cépages solaires : sauvignon, chardonnay, carmenere, cabernet sauvignon. Mais une grande partie de leur vignoble est ailleurs (loin des regards), 150km au sud à Colchagua et 70km à l’Est à San Antonio. Les plantations sont remarquables : les rangées sont espacées, un cordon de graminées assure la diversité végétale, des bosquets de plantes odorantes sont utilisées pour enrichir et préserver les sols (orties, œillets, moutarde dont ils extraient des huiles essentielles), des aérateurs permettent de limiter les méfaits des gelées matinales et un poulailler mobile (comme cela se fait en Loire) abrite une colonie de gallinacés qui gratte, fouille, aère et fertilise au chant du coq. Un enclos d’alpagua et un potager paysan complète cet heureux tableau.

Malheureusement ici comme partout en Amérique du sud les vignes sont perfusées… bien que bio le domaine irrigue ses pieds de vigne et des tuyaux courent le long des rangées. Conscient de l’enjeux écologique notre guide met en avant les efforts engagés par la maison : plutôt que d’arroser au goute à goute 20 heures sur 24, 20 jours par mois (ce que font les 12 domaines voisins), Emiliana a choisi d’alimenter en eau 4 jours durant, afin qu’une cuvette se forme au pied du ceps, et ferme le robinet le reste du mois. Outre la réduction d’eau cette méthode favorise le stress hydrique de la plante, une des clés pour obtenir un raisin concentré.

Nous fermerons les yeux également sur la coupe hirsute des rangées. Nonobstant l’étendue du domaine, la taille est faite mécaniquement et le ciseau du tracteur laisse derrière lui des arbres blessés.

Nous poursuivons la découverte du domaine par un chai à l’architecture veloutée. D’élégants bâtiments de verre et de briques accueillent une salle de réunion, un bar, une table de dégustation, une boutique. Sous des arbres centenaires, quelques tables en fer forgé invitent à la détente et des paniers pique-nique maison vous tendent les bras.

Tout cela est bien beau mais il manque à cette vitrine un chai, des cuves, une cave : pour rationaliser les coûts l’outil de production est à Colchagua, où il fait plus frais, et des camions font la navette.

L’élégante dégustation, 25$ par personne, est également proposée accompagnée de fromage type Edam hollandais pour un billet supplémentaire. Le domaine propose des vins de cépages en bio, des cuvées intermédiaires élevées en fut de chêne et enfin deux assemblages « iconiques » comme ils se plaisent à nous les présenter. Sans surprise les deux blends stars, Coyam et Gê, sont précis, puissants, charmeurs. Intenses, équilibrés, leur complexité nous procurent le même plaisir qu’un cru classé de Bordeaux. Un bel ouvrage, certes, mais nous n’en attendions pas moins d’un flacon à plus de 60€ !  La bonne surprise revient aux entrées de gamme Adobe et Novas: le malbec en cuve inox, et son frère le cabernet sauvignon, brillent par leur fraîcheur. Concentrés, mais pas sur-maturés, ces petits vins à 6€ sont des bonbons gourmands qui démontrent que bio peut être bon marché. Les vins sont vifs, le sauvignon acidulé et délicatement minéral et l’ensemble des nuances de cette gamme nous fait enfin sortir des jus consensuels de tous leurs voisins. Sans y voir un terroir, nous trouvons malgré tout aux vins d’Emiliana une âme.

Touchés, séduit même par une certaine sincérité nous terminons notre visite un verre de leur meilleur cru à la main et finalisons l’interview: le biodynamique, certifié Demeter, ne concerne que les deux micro-productions hors de prix. L’essentiel du domaine est bio ; d’où l’usage de machines et l’impact carbone discutable. Vous trouverez également dans les supermarchés une gamme Emiliana conventionnelle à 4€ la quille ; on vous expliquera qu’il faut bien vinifier les parcelles de vignes en contact avec celles des voisins chimistes… un bon 30% de toute la production dont on avait omis de nous parler.

Fièrement référencé parmi les « 50 most admired wine brand » , cette visite en demi-teinte nous rappelle au combien les allégations marketing sont à prendre avec des pincettes. Naturellement il est aisé de chercher la petite bête dans une machine globalement vertueuse comme celle-ci, mais la déception ternie l’expérience. L’avènement du bio n’est-il pas son arrêt de mort ? Entre l’assèchement des réserves d’eau, la mécanisation, le label peu regardant et l’acheminement à l’autre bout du monde que reste t’il de conscience à cette bouteille bio servie sur la table de nos amoureux d’Hong-Kong ?

Etape culturelle à Valparaiso : ici le Chili nous offre un visage érudit. Face à la mer la ville bohème nous envoûte et la plume de Pablo Neruda nous raconte un pays résiliant entre poésie et désillusion. Nous prenons le cap au sud en direction de la vallée de Colchagua, l’épicentre des grands crus Chilien si chère au poète. Au prochain épisode nous développerons nos investigations sur le wine business à la sauce Chili… croyez-nous cela ne manque pas de piquant.

La terre s’est imposé l’Homme pour châtiment. Pablo Neruda

nota bene : depuis 2006 un décret permet en France d’irriguer les vignes classée en vin de pays; celle en AOP peuvent l’être jusqu’au 15 juin … certains syndicats professionnels voudraient étendre cette permission.