Alors que nous sommes confrontés aux mégas vignerons chiliens ce proverbe islandais nous trotte dans la tête. Cette industrie du vin n’en n’est qu’à ses débuts et au diable l’écologie ; à l’image des exploitations de minerais et des usines à saumons, le seul mot d’ordre est en avant toute.

Nous quittons le centre du Chili pour finir ce beau voyage au nord dans une vallée viticole spécialisée dans le Pisco. A Elqy une petite dizaine de bodegas produisent l’apéritif national en distillant du vin… seuls deux maisons vendent le vin non transformé, toutes les autres en font du Pisco. Nous sommes au pied des Andes, dans un environnement aride qui bénéficie de la meilleure clarté solaire au monde. Plusieurs observatoires internationaux sont tournés vers les astres et de nuit le ciel vous embarque dans la suite de la guerre des étoiles : féérique !

Nous visiterons Fundo los Nichos, une fabrique Bio qui produit l’une des meilleures gnoles ; les bâtiments de tôle, l’alambique suranné, les vapeurs d’alcool : tout nous rappelle les distilleries artisanales de Marie-Galante. A la dégustation le nectar est en effet très parfumé mais il est difficile d’en saisir toute la finesse avec plus 45 degrés sous le capot. Anesthésié on en oublierait presque que ce petit atelier appartient comme son voisin au géant CCU. Dans la vallée impossible de rater le logo de Mistral, la maison mère. Restaurant, pancartes de ville, école, signalétique… tout est à l’effigie de l’employeur numéro 1. CCU est d’ailleurs le propriétaire de 5 marques de Pisco, de 90% des bières chiliennes, du deuxième domaine viticole (8 000 hectares !) ; non content de ce monopole il distribue les marques Nestlé, Pepsi et Heineken.

Las, désabusés par la viticulture worldcompany, nous errons à la recherche d’un observatoire astronomique et un chemin de traverse nous conduit à des dissidents. Marco, un quadra au faciès italien, nous reçoit dans ses vignes : ils produits ici de la syrah en bio, s’en garde une centaine de bouteilles sous la table et revend le reste du raisin à une grosse maison dans la vallée. Son exploitation compte également des agrumes, des tomates, quelques variétés de fruits et le soir il reçoit des touristes autour d’un formidable télescope pour observer la lune.

Un barbecue aux sarments de vigne sera le prétexte à déboucher une des bouteilles du patron. La couleur est dense, un pourpre sombre qui trahie la syrah. Le nez est fruité, de la cerise, de la fraise et la bouche ample, généreuse. Des tanins soyeux comme finale et dans l’ensemble un jus intense, étonnamment velouté. Au deuxième verre, puis au troisième on regrette l’absence d’acidité, de tension et la maturation un peu avancée du raisin… très vite le vin évolue et l’absence totale de sulfites le rend volatil. Malgré tout il fait merveille ce soir là et gagne le titre de vin des copains. Ce n’est sans doute pas le cru du siècle mais ce jus d’une grande sincérité nous émeut : il porte sa terre et le bonhomme qui l’a fait.

Amoureux, poète bohème, Marco partage ses regrets : « j’ai le bide d’un américain, mes gamins mangent des nuggets alors que notre pays est spécialisé dans les fruits, les légumes et la pêche». Le Chili pratique la politique des ‘terres sacrifiées’ : Antofagasta, la deuxième ville du pays est le port dédié au cuivre ; couverte d’une poussière noire elle a le triste record du niveau de cancer le plus élevé du pays, deux fois plus (cf le Parisien) 500 kilomètres au sud la ville de Quintero, 28 000 habitants, connait depuis août un phénomène inquiétant : l’hôpital a traité 1600 cas d’intoxication au gaz… quand on sait que la zone industrielle accueille une cinquantaine d’usines pétrochimiques, le silence des autorités n’en n’est que plus assourdissant (cf Libération). Dans la vallée d’Elqy, celle de Marco, un filon d’or a été découvert il y a peu. Une multinationale japonaise va l’extraire en puisant l’eau des nappes phréatiques et en la ré-injectant sous pression dans le sol histoire de préserver les ressources. Selon notre hôte ils ne pourront bientôt plus cultiver de vignes en aval en raison de cette nouvelle pollution et leur campagne fertile disparaitra faute de ne pouvoir, comme les industriels, faire un forage à 250 mètres de profondeur. Dans toutes les régions que nous avons arpenté l’eau est un enjeu majeur ; ne pouvant se passer de l’irrigation, la solution prônée par le Chili est d’étendre les surfaces viticoles pour maintenir les volumes quitte à bouleversé pour longtemps les écosystèmes…  

Ces histoires sont malheureusement d’une telle banalité qu’elles ne parviennent même plus à émouvoir les européens ; le pays se développe, à l’internationale son économie florissante lui vaut les éloges, certains le disent succursale des Etats-Unis et il est un acteur clé de l’agriculture, des métaux et du vin dont il fait commerce avec la Chine.

Toutefois ce constat alarmant à l’autre bout du monde ne doit pas nous aveugler. Fin décembre, sur les sentiers du majestueux parc Torres del Paine, nous avons partagé un bout de chemin avec Raoul, le responsable viticulture de San Pedro. Ingénieur agronome il supervise 8 000 hectares de vignes, dont 80 bio, et participe à l’expansion de son groupe qui entend faire ‘revivre le vin dans d’autres vallées’. Il accompagne un projet de développement durable sensé veiller sur la terre, rémunérer les hommes et produire des vins toujours meilleurs. Pour y arriver toute leur production est informatisée et seule la récolte se fait à la main. Interrogé sur la bio il nous a d’abord poliment répondu que dans le tube à essai le vin n’était pas meilleur… puis il nous a dit son agacement : « vous européens pensez détenir la vérité ; on nous reproche de produire plus et d’épuiser nos sols. Mais chez vous le bio a bon dos ! L’irrigation est possible depuis les années 2000, les grands groupes utilisent tous des tracteurs polluants (70% du vignobles NDLR) et le bio épand des tonnes de cuivre qui polluent les sols. Que dire également des vins espagnols vendus sous étiquette française ? »

Les élucubration de la profession peut-être ? Face à un paysage somptueux nous ravalons notre orgueil. Ici tout est protégé, il n’y a pas la moindre ville à plus de 200 kilomètres, et l’on surprend des pumas entrain de chasser. Nous terminons notre randonnée aux pied des cimes, parlons de vins, évoquons quelques flacons qui nous ont séduits et notre ami de conclure : le Chili produit énormément de vin mais ne le boit pas, c’est culturel, il l’exporte. En revanche, comme en Argentine, les premiers à avoir saisi l’opportunité de l’absence de réglementation sont des industriels de chez vous… à bon entendeur.

Après 32 500km d’itinérance, 7 pays et une trentaine de régions viticoles parcourues nous quittons l’Amérique du sud avec un regard neuf et un peu de nostalgie. Au prochain épisode nous partagerons avec vous les découvertes, les bonnes surprises et les craintes que cette aventure nous a offert… le bilan en somme, mais surtout, ensemble nous nous tournerons vers l’avenir. Après tant de contemplations et de paroles, à notre humble niveau nous nous devons d’agir.

L’itinérance est vouée à l’ici-bas, c’est-à-dire au destin terrestre. Mais elle porte en même temps une recherche des au-delà. Ce ne sont pas des «au-delà» hors du monde, ce sont les «au-delà» du hic et nunc, les «au-delà» de la misère et du malheur, les «au-delà» inconnus propres justement à l’aventure inconnue. 

Edgar Morin